Je suis la maîtresse, il est ma créature…
Ma créature, ces mots vous font frémir…De révolte ou de dégoût ? Il n’est pas mon esclave, même si je ne le laisse jamais user de son libre arbitre. Ma créature, vous voyez une insulte en ce terme alors qu’il regorge d’affection et d’instinct maternel. C’est d’ailleurs en tant que mère que je vous parlerai de lui. Après tout c’est moi qui l’ai mis au monde, ce titre me revient de droit.
Il est né sans âge, déjà porteur de secrets, la mémoire chargée du fardeau de la culpabilité. Sa faute immense se lit sur son visage. Ses yeux fatigués sont délavés par le poids d’années qu’il n’a pourtant pas vécues. Son beau visage triste transpire la gravité. Ses lèvres fines forment un rictus figé et mélancolique et personne ne l’a jamais vu sourire. Il n’ose afficher le moindre signe de gaîté devant ses semblables. Il a causé bien trop de tort autour de lui et ne veut pas sembler l’avoir oublié. Pourtant, quand il est seul, ses lèvres se détendent et dessinent sur son faciès angélique une marque d’ironie…l’ironie d’une vie commencée bien avant qu’il ne naisse, celle de ne connaître que souffrance et incompréhension sans comprendre pourquoi il les mérite. Même s’il lui vient souvent l’envie de se rebeller contre cette ombre noire qui pèse sur son existence, il sait qu’il ne le peut pas. La Fatalité le poursuit, le traite comme un pantin qu’on maîtrise en agitant quelques fils. Elle dirige ses pas, la fuite est impossible.
Souvent, cela le laisse songeur. Il passe alors une main fine dans ses cheveux argentés, autrefois noirs dans cette vie qu’il n’a pas vécue, dans ces souvenirs qu’il ne reconnaît pas, ce passé que l’ombre cruelle et omniprésente lui a assigné… Puis, il lève des yeux excédés vers les cieux et cherche dans les nuages l’origine de son malheur. Alors je m’éloigne pour qu’il ne me voit pas. Je me cache, honteuse d’être la source de ses souffrances.
Je vous vois indécise. Vous ne me croyez pas ? Voyez vous, si je le connais si bien, c’est que je l’ai créé de mes mains…mes doigts tapant sur le clavier au rythme d’un cœur qui palpite. J’égrenais les mots comme une multitude de grains de sable emportés par le souffle du désert, destinés à combler le vide. Je sculptais lentement les dunes de sa personnalité en cherchant dans les méandres de mon imagination les courbes de son corps, les subtilités de son âme. Il m’a fallu de la patience. J’ai dû faire face à bien des tempêtes. Mais les vents violents nommés doutes et incertitudes n’ont pas réussi à me détourner de mon dessein. Il est né sur la page blanche, sculpture de mots forgée par mes pensées.
Pourtant, ce n’est pas la mère qu’il a vu en moi. Il m’appelle Fatalité, mais en réalité, je suis la Maîtresse, celle qui détient au bout de ses doigts les lignes de son destin.
Je suis l’écrivaine, il est le personnage…